Frissons nocturnes

LE GASTRONOME

Chapitre 20Frissons nocturnes (extrait)

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Cette nouvelle contrariété différait leur arrivée à Bayou, objectif distant de deux cent cinquante kilomètres. L’idée de Charlotte d’emprunter un autre engin se heurtait à la relative modernité des glisseurs garés le long des rues : contrairement à l’épave qui les avait bringuebalés depuis Barbaque, les véhicules bénéficiaient ici d’alarmes impossibles à désactiver avec les quelques moyens en leur possession. Riri offrit de prendre un conducteur en otage ou de lui couper la tête pour déverrouiller les sécurités, mais ses compagnons ne retinrent pas cette proposition pourtant techniquement logique même si peu raisonnable.

Un bref examen de la carte du scanneur leur suggéra une solution de remplacement : remonter le fleuve jusqu’à Bayou. La Conserverie se situait sur l’imposant delta du Long Jaune qui diluait ses eaux colorées dans l’océan dont le vent poussait l’odeur iodée loin à l’intérieur des terres. Depuis le petit port et ses embarcadères branlants, une armada de bateaux de pêche s’en allait sillonner le fleuve, le plus important de la planète, pour récolter le krill à fourrure. Les bateliers, tous entrepreneurs indépendants venus chercher fortune sur Tharpus à la sueur de leurs matelots asservis, vidaient à Bayou leurs cales pleines de la précieuse denrée, goûteuse et aphrodisiaque, redescendaient, vente faite, à la Conserverie, lourds de psyd, d’armes, d’équipements et de captifs neufs, soit tout le nécessaire à la pérennité du profit.

Accolé à un ponton branlant, un chalutier ventru tanguait péniblement sur ses hydrosuspenseurs désynchronisés dans des jaillissements d’écume. S’affairant sous les beuglements motivants de son équipage, des esclaves en guenilles terminaient de décharger des marchandises sur le débarcadère. En dépit de son indéniable vétusté et d’un entretien approximatif, le navire paraissait toujours plus fiable que les quelques rafiots encore à quai dont on pouvait imaginer la répugnance des propriétaires à prendre le large par crainte de couler à la première vague de travers. Sur la coque, peint à la main sans pochoir, son nom dégoulinait en lettres noires, pour le moins singulier et écrit en un hominien des plus standards : Le Néphrétique.

Debout sur le pont, un étrange personnage jouait les fiers capitaines au long cours. Il ne perdit pas Hubert des yeux dès qu’il le vit s’engager sur le ponton. L’homme était de cet âge que l’on hésite à qualifier de vieux ou décrépit ; à certains égards, il avait même raté celui de se cloner dans un corps neuf. Il affichait un beau visage de marinier retrouvé mort au fond d’une baie, un teint d’endive, d’impénétrables yeux chassieux, une barbe grise et une veste improbable sans doute récupérée dans les surplus d’une armée vaincue, ou troquée pour deux packs de potions  par un amiral démobilisé d’une flotte spatiale réformée ; une impressionnante casquette coiffait cette caricature de loup de mer pour un résultat déconcertant que magnifiait le reste de son accoutrement : bermuda mauve, tongs et chaussettes jaunes à orteils. Le portrait eût été incomplet sans mentionner son corps efflanqué, ses genoux cagneux, et un air de filou susceptible de vendre une clarinette sans anche à un manchot sourd. Hubert estimait que, même sur une planète sans foi ni loi, des limites au mauvais goût vestimentaire s’imposaient, quitte à faire intervenir un symposium de malfrats. Un gros pistolet éclateur passé dans son bermuda tempérait néanmoins cette allure farfelue et rappelait que la truanderie, ridicule ou non, tenait les rênes de Tharpus.

Arrivé à la hauteur du flamboyant marinier, Hubert hésita entre s’inquiéter, s’esclaffer ou se mettre au garde-à-vous. La possibilité lui restait également de faire demi-tour.

Il se limita à une politesse encadrée d’un sourire hypocrite :

— Bonjour monsieur, je voudrais savoir si…

— P’tit gars, moi c’est « capitaine Paulin » pas « monsieur », répliqua le fier nocher. Me prends pas pour un locdu !

— Pardon capitaine, reprit Hubert. Joli bateau que vous avez là. Joli nom aussi. Pourquoi « Le Néphrétique » ?

— Pourquoi ? Parce que c’est un bon navire, répondit le marin, enthousiaste et passionné, comme moi !

Hubert tiqua : il avait encore beaucoup à apprendre des indigènes, pas dans tous les domaines cependant.

— Euh… vous voulez dire « frénétique » ?

— Hein ? Mais de quoi qu’y cause, c’lui-là ?

— Non rien. Je me demandais… auriez-vous une petite place à bord, pour trois personnes et un chien ?

— Qu’est-ce que tu fous avec un pue-des-pieds ? s’inquiéta le capitaine en désignant Riri qui l’observait avec Charlotte depuis l’extrémité du ponton.

— C’est une connaissance.

— Tu connais des Dolichonides, toi ?

— On se supporte.

— Et la fille, elle est plutôt canon. Elle serait prête à faire des extras ?

Hubert avait été bien inspiré de demander à ses compagnons, et surtout à Charlotte, de l’attendre au bout du ponton.

— Quand vous parlez d’« extras », c’est bien ce à quoi je pense ou c’est pour des cours de piano ?

Bien qu’extérieurement délabré, le capitaine gardait une certaine verdeur. Il répliqua, ne craignant aucune vulgarité :

— De la clarinette plutôt. À quoi d’autre ?

— Alors je ne crois pas, non.

La déception assombrit le visage maladif du marin.

— Merde, c’est dommage.

— Pas pour elle, s'indigna Hubert.

— Ah, c’est ta gonzesse ?

— Non, c’est juste une dame, pas un sac à jouir. Dites, travailler le respect ne serait pas du luxe !

— Ce que j’en dis.

— N’en dites rien, surtout devant elle.

Le marinier haussa les épaules : l’époque le dépassait.

— Quel monde, si on ne peut plus flatter une pétasse !

— Maintenant que les présentations sont terminées, j’aimerais embarquer pour Bayou avec mon équipe. C’est dans le domaine du possible ?

— Qu’est-ce qui te fait croire que je vais à Bayou ?

Hubert ouvrit sa main sur plusieurs diamants rouges.

— Je ne sais pas, mon pognon ?

D’un signe, le capitaine invita Hubert à emprunter la passerelle. Dès que celui-ci l’eut rejoint sur le pont, il s’empara des gemmes avec une dextérité d’illusionniste. Il les examina, sourit de toutes ses dents manquantes, satisfait de la négociation.

— C’est que je bosse, moi, j’ai ma pêche à faire, j’suis pas taxi.

— On n’est pas pressé, répliqua Hubert.

— Et ma seule cabine est déjà réservée. Ça sera sur le pont.

À voir l’état du rafiot et les chavirants arômes de poissons morts qui en émanaient, Hubert songeait qu’à tout prendre, il préférait voyager à l'extérieur plutôt qu’enfermé, même sous une pluie tropicale.

— Ça nous fera du bien de prendre l’air.

Apparemment très au fait des physiologies non-humaines, le fier baroudeur des fleuves s’inquiétait des conséquences potentiellement désastreuses d’un Dolichonide à bord de son navire.

— Dis-moi, il a mangé ton pote ? Parce que je veux pas d’histoire. Le dernier groupe de pue-des-pieds que j’ai trimballé m’a bouffé deux matelots ! Un putain de méchoui qu’ils m’ont fait sur le pont arrière ! Ça a été une galère pour nettoyer et me faire rembourser.

— Non, c’est bon, il n’y aura pas de problème.

— Il est pas au régime au moins ? Parce qu’alors c’est pire, ils sont intenables et sentent encore plus fort !

— Je vous dis que c’est bon.

— Le clebs, il fait pas ses besoins sur le bateau, sinon je le fous à la baille.

— Rectification, on touche au chien, votre rafiot coule, prévint Hubert. S’il le cochonne, je promets de ramasser.

— Ça marche.

L’affaire entendue, Charlotte et Riri le retrouvèrent à bord. La moue dédaigneuse de la jeune femme trahissait son opinion quant à l’environnement visuel et olfactif. Le capitaine l’embarrassait particulièrement avec son regard appuyé qui lui divaguait dessus, du short à la poitrine. Les yeux du vieux marinier la palpaient littéralement.

— Vraiment, c’est pas un yacht, dit-elle. Et ce nom, Le Néphrétique, c’est bizarre, non ? Ça ne serait pas plutôt… !

Hubert l’intercepta avant de motiver une fâcherie avec le commandant de bord : les analphabètes se montraient généralement d’une rare susceptibilité dès que l’on abordait leur handicap culturel.

— Non, c’est pas bizarre, et c’est même un joli nom.

Tandis que Charlotte méditait ce cafouillage sémantique, leur trio se retrouva encerclé par l’équipage au complet soit, en plus du capitaine, quatre marins qui jaillirent de la cabine centrale.

Le fait qu’ils leur brandissent des armes sous le nez laissait craindre quelque sombre traquenard.

— S’il y a un supplément pour les bagages, lança Hubert en levant les bras, il suffit de le dire, pas la peine de sortir l’artillerie.

— Je vérifie que vous êtes pas des esclaves en cavale, répondit le vieux marin en agitant devant eux un lecteur d’implants.

— Et alors ? qu’est-ce que ça pourrait bien vous foutre ? répliqua Hubert fâché de tenir les mains en l'air.

— Les esclaves marrons, c’est du pognon, c’est tout, dit Paulin. Il y a toujours une prime sur leur tête. Et puis on les torture un peu, c’est un prétexte pour faire la fête.

Le capitaine releva immédiatement la présence de contre-mesures.

— Coupez-moi votre brouilleur.

Le Dolichonide s’exécuta. Au grand dépit du capitaine qui pensait trouver là un profit facile, l’analyse s’avéra négative. Il regrettait surtout de ne pouvoir prendre en défaut la jeune femme dont il aurait pu alors abuser en toute bonne conscience.  Il ordonna à ses hommes de baisser leurs armes et de retourner à leurs activités qui se limitaient à bâiller en surveillant le travail des esclaves du port.

— Vous avez l’air réglo, dit-il, du moins autant qu’on peut l’être sur cette planète pourrie. Vous faites dans quoi ?

— Que voulez-vous dire ? s’étonna Hubert.

— Votre boulot, c’est quoi votre business ?

— Rien qui vous regarde, répondit Charlotte qui préférait parer à toute indiscrétion.

— Sur mon bateau, tout m’intéresse, rétorqua Paulin. J’ai du mal à vous cerner… La petite dame, par exemple, elle ferait pas dans le…

Charlotte le stoppa avant qu’il n’achevât sa phrase :

— Non, la petite dame fait pas.

— Ah bon !

— Rêvez pas, c’est comme ça. On arrive quand à Bayou ?

— Quand on y sera, grommela le capitaine qui n’appréciait guère qu’on lui tînt tête. Je vois que t’as du caractère.

— J’ai bien plus, répliqua Charlotte, un flingue.

— Tu te crois originale, ma jolie ? Qui n’en a pas sur cette planète ?

— Les morts.

Devant ce qu’il estimait un morceau bien tentant à ne pas rater, le vieux marin se devait d’insister lourdement.

— Écoute ma belle, je te propose un marché. Tu me fais le grand jeu et je t’emmène gratos à Bayou. C’est pas un bon plan ça ?

— Non, c’est pas un bon plan. Et je ferai le trajet à la nage plutôt que de sentir vos pattes sur moi.

— C’est pas gentil ça, grimaça le capitaine un peu déçu. C’est même vexant. Je pourrais mal le prendre. On dirait que je te fais horreur.

— Vous êtes plus psychologue que subtil.

— Je vois ce que c’est. T’es le genre de greluche qui préfère s’acoquiner avec des petits jeunots tout proprets comme ton copain, au lieu de t'envoyer en l'air avec de vrais hommes à qui la maturité a apporté l’expérience.

— Voilà, c’est ça votre problème, trop mûr.

Raisonnable, Paulin n’insista pas.

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