Extraits

Pour aller plus avant... Extraits

Franchement, vous êtes de sacrés veinards, je me trouve déjà extrêmement sympathique et en plus je suis généreux ! Vraiment, reconnaissez que vous êtes bien tombés ! Alors je vous offre (ne me remerciez pas, j'insiste et je ne nierai pas que c'est intéressé !) quelques pages des ouvrages précités pour une petite mise en bouche (pas trop, faut quand même pas charrier, disons les 250 premières lignes de l'édition brochée environ !). Le reste du festin est disponible au format e-book et livre papier sur un site de commerce en ligne bien connu que je ne vous ferai pas l'injure de nommer. (Un petit indice pour les endormis : l'entreprise figure au NASDAQ, son nom comprend un « a » et un « z », comme dans ornithorynque, et mes genoux sont plus velus que le crâne de son patron qui n'est pas vraiment dans le besoin (1). Maintenant, si vous ne trouvez pas de quoi je parle et que vous appréciez mes livres, j'ai un sérieux problème de crédibilité).

Donc, pour vous mettre en appétit, ci-dessous des extraits gouleyants des prologues des titres que je propose à vos petits yeux émerveillés :

EN PLEIN DANS LE VIDE

La tumultueuse enquête d’Hippolyte Hutin à bord d’un paquebot stellaire à la dérive.

[Supplément : les plans du vaisseau stellaire TranStellar Express de la compagnie Méta-Portage]

À VOS CLONES ! PARTEZ !

Les déboires relationnels de l’agent Gustave Hutin confronté à une utopie sociétale.

[Supplément : la carte du réseau des transports interurbains d’Œkumènia sur Gringol]

SUR LES CONFINS (3 tomes)

L’odyssée d’Oscar Hutin sur une étrange planète qui s’affranchit du réel.

Tome 1. Fornax l'Imbriquée

Tome 2. Les Aurores de Limbus

Tome 3. Échos de l'Outre-Monde

[Supplément : la carte de Limbus (Fornax E)]

LE GASTRONOME (2 tomes)

La traque d'Hubert Hutin et d'un allié improbable sur la planète Tharpus.

Tome 1. Balades spatioculinaires

Tome 2. Gare au Sombrero !

[Supplément : la carte de Tharpus]


(1) Aux fondus d’antiaméricanisme primaire qui ne verraient dans cette multinationale qu’un énième suppôt du capitalisme ultralibéral oppresseur et impérialiste (multi-pléonasme), vil avatar du colonialisme et  instrument dégoûtant du Grand Satan, j’adresse d’avance mes excuses pour n’avoir point trouvé de modèle économique équivalent plus politiquement présentable et écoresponsable en Corée du Nord. Je continue de chercher, en Chine, en Russie, en Iran, en Afghanistan, en Érythrée... ce ne sont pas les démocraties qui manquent. Je vous tiens au courant.

(Toutes les suggestions sont les bienvenues, contacter l'Unité de Valorisation Énergétique proche de votre domicile qui transmettra).

EN PLEIN DANS LE VIDE

EN PLEIN DANS LE VIDE

PROLOGUE. Déboires à l’embarquement

Le gamin le fixait avec cet air infiniment désagréable du garnement près de commettre des bassesses de son âge ; encore que chez celui-ci l’on devinait une disposition singulière à la malfaisance très au-delà de la malice ordinaire de l’enfance.

Hippolyte tenta d’amadouer l’enfant d’un sourire, mais, à sa grande surprise, ne récolta pour sa peine que l’insatisfaction d’un majeur pointé vers le ciel. Le jeune garçon remit en place une mèche de ses cheveux bruns et, tout en fixant Hippolyte de ses yeux clairs, l’acheva en lui mimant de la main et de la bouche un acte que seuls des adultes très intimes pratiquent d’ordinaire dans le secret des alcôves ou sur la banquette d’un véhicule.

Le môme n’était pas en retard pour son âge ! Hippolyte en fut proprement scandalisé.

Près du petit monstre qui cumulait une dizaine d’années de mauvaisetés se tenait sa mère, ravissante femme prétendument élégante à la mine pincée. Sa tenue, jupe et chemisier d’un bleu indéfinissable d’un couturier certainement grand, la couvrait jusqu’aux fesses, abandonnant à la nature la moitié inférieure de son corps splendide, nu de la culotte aux bottines : preuve paradoxale que l’on pouvait être simultanément très habillé et fort peu vêtu. Elle plongeait, yeux mi-clos, dans son fauteuil et le réseau, accaparée par une conversation avec quelque relation à l’autre bout du quadrant galactique.

« Sale moutard, se dit Hippolyte, quelle éducation ! ».

Plutôt que de subir l’infatigable morveux qui s’obstinait à lui tirer une langue de dix centimètres, il s’intéressa aux voyageurs patientant dans la salle d’attente. Il compta une trentaine de personnes, confortablement installée sous le dôme de métaverre qui filtrait l’éclat déjà épuisant du jour tandis que l’étoile  Horrocontax s’élevait, majestueuse, dans le ciel délavé de la planète Angroboba. La comédie du monde se jouait dans cet espace clos, sans discrétion d’ailleurs.

Il repéra un très bel homme, grand brun coiffé court, imberbe, dans les trente ans, athlétique et halé, qui sortait en catimini d’un local signalé comme interdit au public, en compagnie d’une charmante hôtesse. À leurs traits défaits, à la chevelure ébouriffée de la jeune femme, à la figure un peu rougie de l’homme, l’on devinait que les corps avaient parlé. Il l’embrassa délicatement dans le cou, elle gloussa, lui rendit un baiser furtif, puis les amants d’un instant se séparèrent à jamais, aventure sans lendemain, mais souvenir futur : elle, regagna son poste dans l’aérogare ; lui, retourna s’asseoir en compagnie des autres passagers dont il était.

Hippolyte admira la performance : le type n’était pas un débutant, avait du métier même si son physique vraiment exceptionnel l’aidait assurément.

Depuis le centre de la salle, sur une petite estrade, une console holographique diffusait en sourdine les actualités régionales. Présentement, il n’était rien d’extraordinaire à signaler dans le quadrant Kolossus sinon les soubresauts quotidiens d’une société plutôt terne, essentiellement soucieuse de ses indices économiques. Les nouvelles faisaient aujourd’hui état du procès de plusieurs cadres du redoutable groupe mafieux « Quadrilatère Démonos », récemment interpellés ici même, à Bergeville, capitale d’Angroboba, sur dénonciation de leurs concurrents du « Holding Ramas », prémices d’explications futures. L’on évoquait également ces quelques mercenaires égarés qui, chômeurs désœuvrés perdus en pleine paix, s’étaient par défi attaqués à une unité mécanoïde des Forces Territoriales : les autorités interrogeaient les survivants, tous placés en institutions psychiatriques, quant à leur motivation, hésitant entre besoin de reconnaissance, ennui, pari imbécile, simple bêtise et tendance suicidaire.

Le récent crash sur Géryon, deuxième planète du système  Zolodion, du vaisseau pénitentiaire emmenant en détention le major-général Cunibert Peaurance et plusieurs de ses collaborateurs, faisait toujours les titres. Ce multibillionnaire, issu d’une vieille famille d’aristocrates de Plouguennec, sixième monde du système  Herculator, grand Baronier, héros maintes fois décorés des Guerres Extra-Muros, avait viré traître infâme depuis sa tentative insensée pour renverser le gouvernorat de Chrysaor afin d’y instaurer une monarchie héréditaire et y caser son génie aux dépens de la démocratie représentative de ce petit État indépendant. Vaincu autant par un sort malicieux que par la complicité d’incapables, il avait été prévu que l’insurgé purgeât sur Géryon une perpétuité toute relative de vingt ans, entre les murs d’Ouss-Ouss, la célèbre prison enterrée à mille mètres sous la croûte océanique et quinze mille mètres supplémentaires d’abysses et d’eau noire. Le hasard ou une fatale destinée en avait décidé autrement en l’aplatissant sur Géryon avec cinquante détenus et hommes d’équipage. L’infortuné putschiste ayant soigneusement éliminé ses trop avides héritiers et collatéraux, plusieurs compagnies d’assurances se colletaient déjà avec un grand cabinet notarial de la place. Personnage médiatique, l’excentrique major-général s’étant fait, par ses frasques, une réputation galactique, son décès inattendu dans ce drame privait désormais les folliculaires d’articles savoureux, sources inestimables de profits.

L’affaire du vol de dix œuvres d’Adhémar Barbichon, le maître incontesté du « Floup Art », par les policiers chargés de leur sécurité, occupait le reste de l’actualité, à égalité avec le douzième mariage de Pons Flatule de la maison des « Guêtres Flatule », deux cent trente-sept ans et cinq clonages, avec Olympe Bonpieds, dix-neuf ans, jamais clonée, fille unique et héritière des « Chaussures Bonpieds ». Il importait enfin de mentionner le très considérable défilé de mode de Crouptarion, carrousel des élégances, dont les organisateurs prédisaient que la tendance sur cette planète serait, cette année, dans les soirées du grand monde, de s’épiler les sourcils et de ne porter qu’un simple maquillage pour aller totalement nu et peint en vert, en phase avec les vibrations dynamisantes de la nature.

Hippolyte s’extirpa de cet abîme bêtifiant d’informations dès les premières trépidations d’une publicité invitant à consommer « Porképion 700, la pommade bonne pour le transit, les vergetures et la repousse des poils axillaires ».

Par-delà la verrière, les structures de l’astroport moutonnaient à la périphérie de la cité de Bergeville dont les proches bâtiments aux rondeurs voluptueuses rosissaient dans l’éclat d’une aube tiède : si les régions tempérées d’Angroboba accueillaient les stations balnéaires les plus réputées à cinquante années-lumière à la ronde, passé les tropiques la planète devenait une véritable fournaise où les imprudents sans combinaison thermique se déshydrataient mortellement en quelques heures. À cette latitude néanmoins, avec un océan limitrophe et des vents favorables, Angroboba bénéficiait toute l’année d’une météo agréable, en partie aussi grâce à l’assistance de centrales de soutien climatique qui épargnaient aux habitants un emballement potentiellement préjudiciable de l’atmosphère et un bronzage trop appuyé.

Quelqu’un toussa, arrachant Hippolyte à sa rêverie. Agenouillé aux pieds de sa mère, le garnement réorganisait méthodiquement l’intérieur de ses narines d’un doigt expert qu’il essuyait après chaque curage sur la banquette avec une application d’artiste.

Seuls les passagers de la classe « Privilège » patientaient dans cette grande salle d’attente, plutôt un luxueux salon. Les voyageurs en classe « Élégance » et « Tourisme », bref ce moindre populo se tortillant sous les sphères, étaient prudemment repoussés loin des élites vers d’autres secteurs de l’astroport pour y attendre dans de bruyants entassements.

Quelque part dans les structures du bâtiment, les moins favorisés encore, ceux de la classe « Économique », embarquaient déjà avec le fret et les bagages. De lourds chariots automatiques transbahutaient des centaines de cuves électroniques consignées jusqu’alors dans un hangar à l’écart, vers les flancs béants de navettes orbitales rangées sur le tarmac. Les voyageurs économes, pingres, désargentés ou astrodromophobes, y reposaient dans de puissants champs de stase qui anéantissaient les notions d’espace et de temps.

Les nantis de la classe « Privilège », eux, baignaient dans une torpeur suave, affalés dans des fauteuils de vrai cuir synthétique, sirotant les délicats cocktails et les alcools fins que leur apportaient des serveurs discrets comme des ombres, rafraîchissements et petits fours compris dans le prix de billets voulus inabordables au commun.

Justement, un steward proposa une boisson à Hippolyte. En classe « Privilège », tout effort était banni, antisocial : on ne se servait pas, on vous servait, et avec le sourire. L’air aimable du jeune homme, son physique plaisant, trahissait le mécanon, autrement indistinguable d’un humain.

— Monsieur souhaite-t-il un rafraîchissement ? demanda le serveur.

— Volontiers, répondit Hippolyte. Je prendrais un grand Fumard Tagada avec un trait de Plix et beaucoup de glaçons.

— Des glaçons aux haricots kipolo ou nature ?

— Nature, s’il vous plaît.

Le serveur s’en retourna préparer sa commande au concocteur derrière son bar. Hippolyte entama un rapide inventaire des passagers du salon. Il ne s’agissait là, pour l’essentiel, que d’extraits représentatifs de cette haute bourgeoisie régnant sur Angroboba et sa banlieue planétaire, principalement des « productifs » — entrepreneurs, capitaines d’industries, stars préfabriquées du show-business, sportifs, scientifiques surdoués, politiciens émérites ou débrouillards, prélats même, dont l’un particulièrement négligé — ou des rentiers. L’« improductif », c’est-à-dire le citoyen standard sans rentes excessives ou revenus autres que les allocations de vie, qui formait l’écrasante majorité de la population des mondes connus, se contentait de la classe « Touriste », à la rigueur du pont « Élégance », mais le plus souvent d’une place allongée et très économique en cuve de stase dans les soutes des navires, au milieu du fret à deux pas des machines. À ces répartitions socialement imposées, l’opinion prévalait qu’il fallait bien que tout le monde vive même si cela en gênait plus d’un.

Ici, dans le microcosme ouaté des importants, des chefs d’entreprise coudoyaient dans une indifférence polie d’étranges particuliers qu’à leur allure l’on devinait artistes ; des actionnaires de multinationales stellaires se jetaient des cuvées de prix derrière le gosier entre deux tétées d’un pipofumigène diffusant des toxines exotiques ; des fils de famille imbus d’eux-mêmes côtoyaient des fondateurs de dynastie surestimée, élites parfumées et bien manucurées. Seuls ou avec épouse ou mari, amant ou maîtresse, parfois les deux, avec leurs enfants aussi, tous soupiraient, magnifiquement apprêtés, après les services astroportuaires invariablement lents.

Hippolyte, sans pour autant détonner dans ce salon parmi cette prestigieuse compagnie, faisait figure d’intrus échoué par un hasard miraculeux ou une porte mal fermée. Bien que vivant dans une aisance plus que confortable — d’aucuns jaloux la diraient scandaleuse —, il ne pouvait s’aligner sur cette aristocratie de l’argent qui égrenait les millions comme d’autres égrenaient les gousses de fèves pour se faire une soupe.

Le serveur revint avec son cocktail qu’il déposa sur le large accoudoir de son fauteuil avec une assiette de mignardises. La boisson, d’un vert de pelouse, larguait de furieux pétillements ambrés qui chatouillaient les narines en dispersant des arômes acidulés. Hippolyte porta le chalumeau à sa bouche, aspira une lente goulée avec un soupir extatique.

Son plaisir ne tarda pas à être contrarié par les beuglements du gamin qui avait abandonné son poste auprès de sa mère pour sauter à pieds joints sur une banquette à vingt mètres de sa position. Le cocktail d’Hippolyte semblait fasciner l’effrayant mouflet.

— Maman, je veux comme le monsieur ! répétait-il sans jamais fatiguer ni vraiment savoir ce qu’il voulait.

Sa génitrice jeta un œil distrait sur sa progéniture sans bouger une oreille, toujours occupée à ses papotages en ligne.

En réponse à son inintérêt, le gamin amorça la deuxième étape de son marathon d’enquiquineur :

— Beurk ! Regarde maman ! C’est dégueulasse ce qu’il boit le monsieur ! lança-t-il à l’attention d’Hippolyte.

« Et vulgaire avec ça », soupira l’intéressé.

Mais la mère ne réagissait pas davantage, tout entière à sa discussion avec sa correspondante, à commenter en détail le dernier défilé d’Ashraf Chiffonir, le très réputé Haut-Couturial, qui tant avait affolé les places boursières.

L’enfant avait de la constance, il lui fallait bien une qualité.

— Regarde, maman, il a l’air bête avec sa paille le monsieur ! Maman ! Maman !

À l’insolence et au bruit, le gamin ajoutait les grimaces. Hippolyte pestait intérieurement. Il était d’autant plus agacé qu’il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle ce petit malpoli l’avait pris en grippe.

« Il est chiant ce môme ! ».

Si les passagers en attente ne disaient rien, ils n’en pensaient pas moins. Tous sans exception jetaient alternativement des regards courroucés au marmot et à sa mère, regards que cette dernière snobait somptueusement.

Ce qui devait arriver arriva : à force de bondir sur la banquette comme sur un trampoline, le morveux valdingua cul par-dessus tête pour se réceptionner sur la moquette et le front avec un bruit mat de pastèque tombée d’un étal. Ses beuglements, déjà pénibles, devinrent proprement insoutenables. Hippolyte surprit çà et là quelques ricanements imperceptibles et peu charitables, cependant que la mère de la calamité ambulante adressait un regard horripilé à sa progéniture.

Un mécanon s’empressa de relever l’enfant tandis qu’un collègue tout aussi synthétique et indiscernable d’un humain le secondait, armé d’une pommade et d’un bonbon. Le môme les envoya balader à grands coups de pied dans les tibias que les deux mécanons évitèrent sans agacement ni difficulté.

Par malheur pour Hippolyte, le gamin le surprit à sourire sournoisement de ses misères. Ce sourire, à peine un rictus, une ombre esquissée sur les lèvres, allait grandement conditionner sa qualité de vie pendant son voyage à bord du « TranStellar Express », fleuron de la très respectable compagnie de transports spatiaux « Méta-Portage ».

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En exclusivité, les plans du vaisseau à bord duquel Hippolyte HUTIN va vivre une croisière mémorable !

À VOS CLONES ! PARTEZ !

À vos Clones ! Partez !

PROLOGUE. Réincarnation discount

Le docteur Catulle Bobourjon se pencha sur la cuve de réjuvénation avec cette bonne mine concentrée du démarcheur proposant une paire de moufles à un manchot. Bel homme, la trentaine sportive, la peau d’un brun prononcé, la coiffure luisante et plaquée séparée par une impeccable raie centrale, l’œil brillant et malicieux, un sourire charmeur ouvert sur une dentition parfaite, on le devinait à l’aise en société encore qu’il affichât présentement de discrets signes d’incommodité.

Se surimposait en effet à cette aimable figure un brouillon de rictus embarrassé, presque contrit, qui n’échappa pas à Gustave Hutin qui, tête lourde, bouche sèche et yeux chassieux, émergeait péniblement de son sommeil artificiel.

Près du médecin, un mécanon quadrumane monté sur trois pattes, aux traits plastiques très grossièrement humanoïdes, plus marmoréens qu’un buste de dictateur antique, suivait le bon déroulement de la réanimation depuis sa profusion de senseurs internes.

L’ouverture du sarcophage de métaplast dispersa dans la pièce les volutes rosées rafraîchissantes du gaz réjuvénateur.

D’emblée, le docteur salua son patient d’une voix exagérément enjouée :

— Bonjour monsieur Hutin ! Comment nous sentons-nous ce matin ?

L’esprit gourd, Gustave Hutin s’employait surtout à organiser mentalement son retour au réel plutôt qu’à délivrer une réponse circonstanciée.

— Mmmff ?

— Je suis bien d’accord, monsieur Hutin, déclara machinalement le docteur. Rassurez-vous, c’est très normal. Avant toute chose, je dois vous dire que l’opération est un succès, le transfert a magnifiquement réussi et vous êtes en parfaite santé… en bonne santé… Enfin, disons que ça va.

Ces quelques paroles du médecin soûlaient déjà Gustave Hutin qui, non sans difficulté, tentait de dépasser son engourdissement pour s’asseoir dans le sarcophage. Il fit jouer les muscles de sa langue, masse amorphe échouée dans sa bouche, mais ne laissa échapper qu’un long filet de bave.

De ses quatre bras maigres, le mécanon l’aida à se redresser. La cuve de réjuvénation apparaissait comme l’unique mobilier de la petite pièce dont murs et plafond disparaissaient derrière l’holographie d’un paysage bucolique où clapotaient les eaux claires d’un ruisseau courant sous le ciel apaisé d’un monde délicieusement mièvre. L’air climatisé reconstituait le souffle délicat d’un vent aux senteurs épurées, ambiance parfaitement simulée qui donnait à Gustave l’impression de s’éveiller un doux matin d’été après une nuit à la belle étoile.

— Prenez votre temps, monsieur Hutin, suggéra la machine d’une voix androgyne infiniment relaxante, respirez posément, ne faites aucun geste brusque.

Les mots du patient passèrent enfin la barrière de ses lèvres ankylosées :

— Docteur, que voulez-vous dire par « avant toute chose » et « disons que ça va » ?

Les paroles du médecin, et surtout leur caractère déplacé dans ce contexte chirurgical, le laissaient dubitatif.

Plus troublant, le grand sourire de Catulle Bobourjon apparaissait un rien crispé.

— Hem ! je remarque que vous n’avez rien perdu de votre vivacité d’esprit. Voilà qui est bon signe, monsieur Hutin.

— Docteur, vous m’inquiétez, déclara Gustave en faisant jouer ses maxillaires encore raides.

Son corps ne répondait pas comme à l’ordinaire. Son nez était bouché et de vilaines odeurs flottaient alentour, comme des relents de pets et de sueur rance ; sa vue n’était pas non plus excellente, légèrement trouble, et de pénibles acouphènes achevaient de le désorienter.

— Ne vous en faites pas, tout va très bien, assura le médecin. Pensez-vous pouvoir vous lever et faire quelques pas ?

Gustave Hutin sentit une migraine sournoise l’envahir. On l’avait prévenu avant l’opération, c’était là une conséquence inévitable d’une transplantation cérébrale sur clone porteur. De même que ce torticolis monstrueux qui lui paralysait le cou et les trapèzes. Un faux mouvement lui arracha un glapissement de douleur.

— J’ai mal à la tête et je ne peux pas la tourner, gémit-il.

— C’est très normal, le rassura le médecin nullement inquiet. Je vais vous prescrire un myorelaxant et un antalgique pour vos céphalées.

Le sarcophage se redressa lentement jusqu’à se stabiliser verticalement. Le mécanon avait accompagné son patient pendant la manœuvre et l’aidait maintenant à se tenir sur le carrelage soyeux, d’une tiédeur calculée, très agréable.

Un peu tremblant, très raide, nu comme au jour de sa naissance lors de son extraction de cuve placentaire, Gustave fit quelques pas mal assurés dans la chambre, soutenu par le mécanon solidement campé sur les trois épais flexibles de ses membres inférieurs.

Les mains dans les poches de sa blouse immaculée, le docteur Catulle Bobourjon l’examinait avec la même admiration qu’il aurait eue pour les babillements d’un enfant ou les tâtonnements d’un singe empilant des cubes.

— Voilà qui est bien, dit-il. Allez-y doucement. Trèèès bien !

Il ne put retenir un sourire. Sur ce point, il se savait peu charitable, mais ce tempo caractéristique de zombie et cette ridicule marche déhanchée en rotation interne qu’adoptaient les transplantés cérébraux au sortir de cuve l’amusaient toujours autant.

Moins convaincu, Gustave s’efforçait de maîtriser le pénible tremblement de ses genoux.

— Vous trouvez ? s’inquiéta-t-il. Je bouge bizarrement, non ?

Il ne reconnaissait pas sa voix, très enrouée, et qui, incontrôlée, s’envolait parfois dans les aigus.

— Non, non, c’est fluide, mentit le docteur.

— Si vous le dites. Sinon, est-ce normal que mes orteils jouent du piano ? Ils ne m’obéissent pas… Regardez ! ils bougent tout seuls sans que je les commande !

Effectivement, ces orteils battaient étrangement la mesure, de façon désordonnée.

Sans vraiment inquiéter le praticien, ce phénomène le laissait légèrement perplexe : il choisit cependant de ne pas affoler son patient.

— Ne paniquez pas, ça va passer, assura-t-il. Enfin, normalement… Donnez le temps aux nanocytes tissulaires de finir de reconnecter vos terminaisons nerveuses. Vous sortez d’une greffe cérébrale, pas d’une épilation des aisselles.

Autant essoufflé que pris d’étourdissements, Gustave s’appuya sur le mécanon pour soulager ses jambes flageolantes. Ses muscles ankylosés lui renvoyaient des picotements désagréables.

La contemplation de ses pieds troublait son sens de l’esthétique. Il n’avait jamais remarqué combien ils étaient velus : une toison brune et bouclée les couvrait jusqu’à un effarant surgissement d’orteils épais aux ongles forts qui auraient mérité une retouche au sécateur. Cette soudaine pilosité était-elle un effet secondaire de l’opération ? Étrange, en si peu de jours, ils ne pouvaient avoir poussé à ce point.

Ses genoux également l’interpellaient : en plus d’être cagneux et de s’entrechoquer, ils apparaissaient pointus et osseux au-delà du raisonnable. Ils articulaient des jambes aux mollets rabougris et des cuisses maigres à la peau blafarde. Ses muscles avaient aussi salement fondu.

Pire, il y avait ce ballonnement, plus qu’une sensation, un gonflement de l’abdomen qui le forçait à retenir ses gaz, sans trop de succès toutefois : il libérait régulièrement de longs chuintements, presque des feulements tigresques, qui ajoutaient au malaise et laissaient craindre des décharges autrement conséquentes. Il mit ces anomalies sur le compte de ses sens perturbés. Sans doute l’effet de la stase l’affectait-il plus qu’il ne l’aurait imaginé.

— Dites, docteur, c’est quand même curieux, j’ai drôlement maigri en très peu de temps, sauf du ventre. Et cette soudaine pilosité…

Le sourire s’effaça du visage de Catulle Bobourjon. Le moment venait d’une franche explication avec son patient, de lui détailler son opération, spécialement certaines complications qui avaient bousculé la rigoureuse organisation de la clinique « Traumato Shop » dont il était un des rouages essentiels, après les mécanons.

— Nous y voilà, dit-il, c’est de cela que je voulais vous parler.

— Je le savais, il y a eu un problème ! s’affola Gustave.

— Non, ne vous inquiétez pas, répondit aussitôt Bobourjon. Je vous assure, l’intervention s’est parfaitement déroulée, il n’y a pas eu de problème… Du moins, pas tel que vous l’entendez.

Gustave Hutin, jambes tremblantes et sourcils froncés, se cramponna fermement au mécanon comme un poivrot à son lampadaire préféré.

— Comment ça ? Il y a eu un problème ou non ?

Une nouvelle fois, il contempla ses pieds, ses genoux : quelque chose lui échappait d’autant plus que la migraine renforçait sa confusion.

— Vous allez rire, déclara le médecin non sans hésiter, enfin disons que cela va plutôt vous surprendre. Nous avons eu un petit souci.

— Un souci ?

— Vous devriez vous réinstaller dans la cuve, vous seriez mieux allongé.

— Docteur, expliquez-vous ! insista Gustave bien près de crier.

Catulle Bobourjon paraissait réellement ennuyé. Pire, le mécanon semblait lui-même partager son embarras ce qui, avec sa face rigide, relevait de la gageure.

Le docteur sortit un peignoir blanc d’un compartiment intégré au socle de la cuve de réjuvénation.

— Avant toute chose, laissez-moi vous couvrir. Il fait un peu frais dans cette pièce.

Gustave enfila le vêtement moelleux. Sa vision lui revenait, imparfaite, mais en nette amélioration. Bien qu’encore désorienté, il prit le temps de s’examiner plus attentivement. Ses bras, d’ordinaire fermes et musclés, avaient beaucoup perdu de leur tonus : des biceps de gringalet ; plus dérangeant, un rideau de peau flasque pendait au niveau des triceps. Il ne put réprimer un hoquet, alors qu’il s’apprêtait à refermer le peignoir, en avisant la grosseur incongrue de son abdomen. Un ventre ! pas encore un durillon de comptoir, mais un début de bedaine toisonnée de poils gris qui interceptait la vue sur son appareil génital.

— Mais qu’est-ce… ? s’exclama-t-il en examinant ses parties basses perdues sous une formidable broussaille poivre et sel. Ce n’est pas à moi ça ! Docteur ?

— Oui, soupira Bobourjon. Comment vous dire ? Ce n’est pas votre corps, enfin ce n’est pas votre clone… celui que vous aviez commandé.

Gustave Hutin blêmit :

— Quoi ?

Le médecin se pressa d’ajouter :

— Soyez sans crainte, c’est provisoire.

Gustave se laissa le temps de la réflexion, soit moins d’un dixième de seconde, avant de s’écrier :

— Mais bordel, qu’est-ce que vous avez foutu ?

À l’évidence, le docteur Bobourjon ne savait par où commencer.

— C’est compliqué.

— Donnez-moi une glace !

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.

— Une glace, vite ! répliqua Gustave en s’efforçant au calme.

Pour ne rien arranger, s’énerver accentuait sa migraine, précipitait ses flatulences, et le bouillonnement des questions dans son crâne ajoutait à son trouble.

Sur un pan de mur, le paysage de campagne disparut progressivement pour réfléchir l’intérieur de la pièce, la cuve de réjuvénation, le docteur Bobourjon et son assistant mécanon, ainsi qu’un individu d’âge mûr, très mûr même, paraissant vieux au point de l’être certainement, dont la bedaine parsemée de poils hirsutes dépassait du peignoir au-dessus d’un sexe noiraud d’envergure très commune, à la densité de guimauve, pitoyable dans sa toison cendrée. Le reflet renvoyait à Gustave un visage figé dans la sidération, sans charme, pour ne pas dire laid, joufflu, une tête ronde aux cheveux ras plantés anarchiquement, un cou trop maigre, des yeux écarquillés montés sur cernes bleuâtres, des oreilles légèrement décollées, surtout une, un nez fort, la poitrine creuse, de petits mollets, de grands pieds… Tout ici respirait déclin et chétivité, spécialement cette peau blême, presque maladive, qui plissait, pendait, vilainement fripée.

— Qui… qui c’est ce mec ? bafouilla Gustave.

— C’est vous, du moins votre nouveau « vous », dit le docteur, enfin seulement votre enveloppe, le cerveau, c’est bien le vôtre. Je vous le répète, tout ceci est provisoire, histoire de vous dépanner.

Gustave se sentait perdre tout contrôle :

— C’est une blague ? Me dépanner avec cette gueule de raie et ce corps mal foutu ?

Sa contrariété continuait d’alimenter ses maux de tête et déclenchait des vents en rafale qui n’étaient pas sans répercussion sur la qualité de l’atmosphère de la pièce.

— Le précédent propriétaire en était plutôt content, tenta le docteur très peu convaincu.

— Au point de s’en débarrasser ? rétorqua Gustave. Pourquoi il n’est pas dedans alors, hein, dites-moi ? Non mais vous vous foutez de moi ? C’est un gag, pas vrai ? Je suis actuellement en plongée virtuelle, c’est ça ? Je plane en numérique ? Je rêve que je me tiens là, debout dans ce corps contrefait ? Rien de tout ça n’est réel ?

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De Gustave HUTIN, notre honorable correspondant sur Gringol, cette information exceptionnelle et privilégiée, indispensable aux touristes : le plan du réseau des transports interurbains d’Œkumènia !

Interurbain de Gringol

SUR LES CONFINS

Sur les Confins

PROLOGUE. Le dernier jour d’avant

Le spectacle était extraordinaire, sur ce point, la publicité ne trompait pas. L’ambiance promise apparaissait au contraire très en deçà des attentes. Du fait d’une population apaisée et dans sa majorité d’une maturité certaine, l’atmosphère « toute de volupté et d’émoi » vantée par le dépliant évoquait davantage une excursion en compagnie de phtisiques s’aérant les bronches dans un sanatorium de montagne qu’une fiesta coquine entre jet-setteurs survoltés. Exit donc « l’effervescence sensorielle » tant claironnée, place à la monotonie d’une croisière sans histoire.

Cela jusqu’à ce que le vaisseau « Luminax » atteignît le clou du voyage,  Fornax E. Le luxueux paquebot de deux cents mètres et trois ponts de la compagnie spatiale Inter-Plector s’était alors calé sur une orbite prudente, à bonne distance de l’étrange planète.

Oscar Hutin contemplait, bouche bée, ce joyau cosmique depuis le pont-promenade, imité en cela par la quasi-totalité des passagers, tous conscients d’être en présence d’une incongruité absolument inédite dans tout l’univers répertorié. Si Oscar avait jusqu’alors supporté l’inaction avec une résignation admirable — ce qu’il avait traduit dans les faits par une augmentation de sa consommation d’alcool dans des proportions déraisonnables —, la vue de ce monde impensable emplissant l’espace derrière la grande baie de métaverre balaya une semaine d’ennui mortel.

De fait, si aujourd’hui, en 7516, Fornax n’avait rien d’ordinaire, son parcours à l’origine restait des plus classiques. Quatrième planète du système de  Fornax, repérée en bordure de la Frange Galactique voici près de trois siècles, en 7249, par une équipe du Cadastre Stellaire,  Fornax E était apparue naturellement favorable à la vie humaine, qualité suffisamment rare pour la rendre inestimable, et aussitôt investie par de puissantes entreprises industrielles ravies d’exploiter la variété et l’abondance de ses ressources minérales. Soixante-dix-huit années de prospérité avaient succédé à cette occupation sans douceur sur le fond ordinaire des querelles politiques, écologiques et communautaires, vite balayées par les intérêts économiques qui signèrent la pleine intégration de ce nouveau monde dans l’Entente des Territoires Centraux.

Jusqu’à ce jour de 7327 et le fameux « Cataclysme », comme il était d’usage de nommer l’évènement, qui avait littéralement métamorphosé une paisible planète, que rien ne distinguait alors de la plupart des mondes habitables, en étrangeté galactique.

Aujourd’hui, en 7516, cent-quatre-vingt-neuf ans après le drame, plus de deux siècles et demi après sa découverte, Fornax apparaissait depuis l’espace tel un impénétrable chaos zébré de filaments vermillon. Sa haute atmosphère, d’une densité cotonneuse, interdisait toute observation du sol ; elle bouillonnait de fulgurations écarlates, courants aériens si titanesques qu’ils semblaient prêts à déchirer ce monde d’un pôle à l’autre, achevant de le transformer en une manière de boule à plasma géante qui invitait à la prudence les capitaines au long cours.

Toutefois, le plus étrange dans ce phénomène astronomique, le plus déroutant, était moins la confusion d’éclairs et de nuages tourbillonnants à des vitesses démentielles, que son aspect de fruit jumeau et monstrueux. Dans sa totalité, Fornax se présentait sous la forme de deux mondes imbriqués, deux sphères jointes, interpénétrées sur un rayon planétaire, l’une insolite, mais concrète, l’autre spectrale et nébuleuse, irréelle et fantomatique. Les observateurs éprouvaient inévitablement le même sentiment, celui de se croire soudain frappés de diplopie binoculaire.

Cette curiosité, déroutante et scientifiquement improbable, échauffait depuis des décennies les esprits les plus brillants, qu’ils fussent humains ou xénomorphes. Mais personne à ce jour n’avait percé les secrets de cette formidable anomalie.

N’y rien comprendre n’interdisait pas de profiter de l’aubaine d’un spectacle grandiose, notamment à travers le tourisme. Des dizaines d’agences de voyages proposaient des vols spatiaux pour les fulgurations carmin de « Fornax l’Imbriquée », l’attraction la plus réputée de cette région de l’espace, point d’orgue des circuits cosmiques originaux du moment, des croisières de luxe aux excursions romantiques d’un week-end.

Néanmoins, si les touristes dépensaient légitimement des fortunes pour admirer cette féerie planétaire, ils venaient autant pour s’imprégner de l’étrange sensation que cette vision faisait invariablement naître dans les cœurs : parfois, pour les plus sensibles, jusqu’au malaise et à la nausée.

Car plus étonnant que la contemplation de cette magnifique singularité astronomique, le spectacle laissait dans les esprits des observateurs une impression d’infinie petitesse face à un phénomène naturel d’envergure, mais nimbée d’une surprenante aura de terreur. Fornax semblait l’œil fendu et globuleux de quelque déité cosmique lorgnant l’univers avec un appétit dérangeant depuis le néant entre les étoiles. Si les cosmologistes ne s’expliquaient pas la physique gouvernant ce système, les spécialistes des neurosciences ne comprenaient pas davantage ses effets sur le psychisme.

Il était définitivement avéré que poser les yeux sur  Fornax E, ou simplement l’approcher, incommodait. La planète dégageait — et aucun psychologue ou neurologue n’en connaissait la cause — une atmosphère de crainte qui virait rapidement à l’angoisse malsaine sinon à la franche terreur avec la durée de l’exposition : de la contemplation émerveillée l’on passait insensiblement à l’effroi. Loin de se limiter à l’espèce humaine, le phénomène affectait pareillement les xénomorphes. Les amateurs de sensations fortes jouaient invariablement les bravaches, mais on n’en comptait aucun à avoir observé cette anomalie sidérale ou baigné dans son aura plus d’une dizaine d’heures d’affilée. De trop les frôler, les feux de Fornax inspiraient l’horreur aux êtres doués de conscience, qu’ils fussent organiques ou synthétiques.

Dans l’immédiat, les passagers du Luminax se pressaient sur le pont-promenade bâbord du navire, tantôt le nez collé à la paroi transparente, tantôt profitant du fabuleux décor, verre en main, confortablement avachis dans de larges fauteuils.

Déjà en proie à une certaine gêne sinon un malaise, Oscar Hutin abandonna son point de vue pour longer la promenade en direction du bar panoramique situé à la proue du vaisseau. L’endroit, quasi désert, baignait dans une douceur tamisée et jazzy. Au milieu de la salle, une holographie relayait le majestueux tableau de l’étrange planète pénétrée de sa fantomatique jumelle.

Un mécanon blond frisé à peau sombre et au visage avenant assurait seul le service derrière le comptoir. Il offrit son plus charmant sourire à Oscar quand celui-ci prit place sur un des grands tabourets de bar.

— Bonjour, monsieur Hutin, la perspective vous plaît ?

— Tout à fait, Horace, c’est tout bonnement incroyable. Et on ressent effectivement une étrange impression à trop fixer cette planète.

— N’est-ce pas curieux ? Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un blitt, sans glace, s’il vous plaît, et la dose des copains.

Une relative camaraderie s’était établie entre lui et Horace. Oscar s’autorisait une familiarité mesurée avec le mécanon qui, en retour et de par sa fonction, gardait la réserve appropriée. Oscar avait apprécié Horace dès son premier verre, soit une heure après son embarquement voici déjà une semaine. Rien ne pouvait distinguer ce modèle d’un humain authentique si ce n’était peut-être sa continuelle bonne humeur, sa patience infinie et une amabilité jamais défaillante, sans compter une finesse d’esprit qui prenait toute sa valeur lors des longues soirées à descendre des litres de mélanges alcoolisés. Les mécanons avaient aussi cette capacité d’écoute qui en faisait les meilleurs confidents du monde, autant que d’excellents informateurs. Bref, de parfaits barmen.

Horace poussa vers Oscar un grand verre ras d’un liquide turquoise et pétillant dans lequel ballottait un petit parapluie lumineux et en rotation, mouvement alimenté par le dégagement de gaz carbonique de la boisson.

— Vous en avez déjà assez de la vue ? demanda le mécanon en s’accoudant négligemment de son côté du bar. Si vous souffrez du « Mal d’Effroi », nous avons des cachets…

— J’aurai bien l’occasion de profiter une dernière fois du panorama avant que nous quittions l’orbite demain matin.

Il leva son verre :

— Concernant le malaise, j’ai mon médicament.

— Savez-vous que ce soir, après le grand dîner, il y aura un bal.

— Super, soupira Oscar qui s’imaginait mal pirouetter solitaire au milieu des familles.

Horace perçut ce dépit chez son client.

— Toujours aucun progrès avec madame Plantain ?

— Aucun, je me suis même fait rembarrer. Poliment, gentiment et, je le crains, définitivement.

— Si cela peut vous rassurer, monsieur, personne à bord n’a encore gagné les faveurs de madame Plantain, pourtant très fortement sollicitée. À ce propos, je dois vous prévenir que l’équipage est tenu de veiller à ce qu’aucune tentative de séduction ne dérape en harcèlement.

— Inutile de me le rappeler, je sais me comporter.

L’information ne réconfortait pas vraiment Oscar qui, dans le cas présent, en était venu à douter de ses charmes. Bien bâti, brun, bel homme, un mètre quatre-vingts en muscles secs et tendus, la prunelle claire, alerte, et trente ans d’impétuosité spirituelle — trente ans véritablement vécus, c’est-à-dire jamais cloné, et non paraissant cet âge —, la vie favorisait d’ordinaire ses élans amoureux. Mais avec Margit Plantain, il accumulait les déconvenues au point de passer pour un insistant lourdaud auprès de la belle.

Et belle, Margit Plantain l’était, que cela en devenait extraordinaire et même gênant, et pour tout dire un réel problème : près d’elle, les mâles perdaient toute contenance, se ridiculisaient ; les femmes s’agaçaient de sa présence à moins qu’elles-mêmes n’en vinssent à soupirer d’amour, voire tentassent leur chance. Oscar estimait que de sa vie il n’avait vu femme aussi magnifique. Pire, Margit n’apparaissait pas simplement belle, elle était d’une invraisemblable sensualité : chacun de ses mouvements, la moindre de ses moues, dégageait un érotisme torride qui invitait à la frénésie. Et Margit passait, semant désordre et confusion, sirène évoluant parmi les bulots. Oscar en arrivait à douter qu’elle fût humaine.

Une callimorphe produisait ces effets, mais dans ces contrées périphériques de l’espace, il était inhabituel d’en rencontrer. Pour cela, il eût fallu se rapprocher des centres de décisions politiques, des mondes au cœur de la Ligue de Taurus, de l’Entente des Territoires Centraux, de Magellan, de Spirale Majeure ou de Sagittarius, sinon fréquenter les lignes stellaires des grandes compagnies spatiales. L’opulence insensée de ces nations humaines alléchait les puissantes multinationales des loisirs telles TechnoMonitor, ComSpace Technology, NeutroTechnie ou RayLog S.A., qui les approvisionnaient en plaisirs variés, n’hésitant pas à proposer les débauches les plus aberrantes. La prostitution restait une valeur sûre dans ces mondes de divertissements forcés où l’on devait bien occuper son ennui faute de la nécessité de travailler. L’esclavage sexuel étant, au grand dam des faiseurs d’affaires, prohibé depuis des millénaires dans la majorité des systèmes civilisés, et passible des sanctions les plus lourdes, les entreprises cherchant profit dans ce juteux créneau de la passion des corps s’étaient tournées vers les mécanons dès les premiers exemplaires sortis de cuve. Si à force de luttes séculaires, ceux-ci avaient progressivement acquis les droits des organiques pensants, les modèles exclusivement destinés à l’amour ne bénéficiaient pas toujours de l’intégralité des privilèges des êtres doués de raison. Soutenus par divers syndicats et des associations des droits du vivant, les mécanons dédiés au plaisir, les callimorphes, étaient néanmoins parvenus à arracher au patronat et aux grandes entreprises qui les avaient conçus, la possibilité de s’affranchir après un nombre déterminé d’années de labeur — d’aucuns parlaient de servitude —, avec rétribution à la mesure des services rendus et primes d’intéressement individualisées indicées sur les performances et le coût de la vie. Sachant cela, Oscar ne pouvait donc se faire une opinion définitive quant à l’inhumanité potentielle de la délicieuse Margit.

Dans l’immédiat, la sublime madame Plantain ne tenait pas encore rigueur à Oscar de son obstination, sa carrosserie impeccable l’ayant depuis longtemps habituée à la proximité des malotrus. Ils étaient même plutôt copains, papotaient au hasard de leurs rencontres sur le pont-promenade ou dans les coursives, et prenaient régulièrement leur repas en commun.

Il passa en revue les attributs de la dame, ahurissante rousse aux cheveux rebelles flottant sur une nuque délicate, sportive d’un mètre quatre-vingt-cinq à la peau laiteuse, spirituelle, d’une jeunesse alléchante bien qu’on la devinât mentalement mature — peut-être avait-elle vingt-cinq, trente ans, il était impossible de le déterminer précisément —, des formes à se damner, un minois résolu et de grands yeux verts, deux émeraudes étincelantes qui vous décortiquaient l’intérieur.

Curieusement, il lui était difficile de la décrire et parfois même de se rappeler ses traits en son absence : le feu doré de ses pommettes, hautes, saillantes, encore qu’il lui arrivât souvent d’hésiter, jugeant soudain l’esquisse inappropriée ; ses yeux en amande, ou allongés, il ne savait plus vraiment ; l’ovale de son visage, mais il se demandait maintenant s’il n’était pas triangulaire ; ses lèvres charnues, d’un rose tendre, à moins qu’elles ne fussent plutôt minces et ourlées. Et pourtant elle était indéniablement là, incroyable, dégageant cette aura de sensualité enivrante qui aurait abêti un anachorète sous anxiolytique et préalablement émasculé. Finalement, il ne savait plus très bien à quoi elle ressemblait. Mais un peu amoureux, il l’était.

Le visage de Margit Plantain pouvait adopter des mimiques irrésistibles, offrant aussi naturellement des mines de demoiselle timide, toute de douceur, presque effarouchée, que des airs d’une perversité inouïe de coureuse de banquette. Elle disposait en particulier d’une œillade infernale, un clignement d’œil complice qui tombait de la glotte des mâles jusque dans leur pantalon, les laissant muets autant qu’émus : une arme redoutable. Sa voix, d’une sensualité effarante, presque dérangeante, avait une qualité hypnotique qui tenait de l’envoûtement.

.../...

En supplément, la carte de la planète sur laquelle Oscar HUTIN va en baver des ronds de chapeau !

SUR LES CONFINS — LIMBUS (Fornax E)

Les amateurs de jeux de rôle peuvent utiliser cette carte à des fins récréatives. Ils ne seront ni maudits, ni excommuniés. Enfin... ça dépend.

LE GASTRONOME

PROLOGUE. Fin de soirée

Solitaire dans sa dérive noctambule, un brin éméché et dévoré d’ennui, Hubert Hutin s’autorisa un bâillement de gavial échoué sur le rivage monotone d’un marigot stérile. À la lueur pâlotte des rampes à photons, la coursive semblait refluer dans un puits de noirceur. Le ronronnement sourd des machineries rayonnant de la charpente d’acier thermotronique du vaisseau lui donnait l’impression singulière d’évoluer dans la tanière de quelque monstre insolite.
Prenant à droite à un embranchement et trop occupé à stabiliser son horizon visuel excessivement flouté par des décilitres d’alcools bon marché, il trébucha sur une paire de jambes traitreusement allongée en travers du couloir et se réceptionna sur le ventre avec une grâce pataude en dispensant des jurons à tout l’univers.
Un gémissement répondit au choc. Léontine Poupon, tête bringuebalante, assise dans l’ombre, dos au mur, bavait paisiblement sur son corsage des horreurs plus ou moins liquides dans un total anéantissement éthylique.
Hubert se rappelait vaguement avoir aperçu la jeune femme à la soirée. Plutôt mignonne, elle avait ruiné une bonne part de sa féminité et ce qui lui restait de fierté en vidant verre sur verre jusqu’à finir la tête dans l’évier à embrasser la porcelaine dans d’odieuses onomatopées. Comme tant d’autres invités, elle avait quitté la scène le plein fait et nul ne s’en était inquiété. Sans doute avait-elle jugé ses quartiers définitivement hors de portée et choisi de camper dans les coursives.
Hubert massa en priorité son genou douloureux puis se traîna à quatre pattes jusqu’à Léontine. Il examina sommairement ses yeux vitreux en prenant soin d’éviter son haleine chargée de remugles digestifs. Rassuré quant à son état, il décida qu’elle pouvait finir la soirée ici, dans ses miasmes et ce couloir chaud et aéré. Et puis il ne se voyait pas la porter dans sa cabine, étant lui-même passablement en difficulté. Il l’allongea en position latérale de sécurité et l’abandonna à la bienveillance des mécanons du ménage qui ne manqueraient pas de la ramasser à la prochaine ronde avec les autres pochards de la section.
Une nouvelle intersection l’invita à évaluer son degré d’épuisement : il lui fallait choisir entre un abandon réparateur dans la couche moelleuse de sa garçonnière toute proche, et un saut au Laboratoire de Géomorphologie Ectodynamique dont la porte entrouverte filtrait au loin la lumière en rais chaotiques.
Ses réserves biologiques lui assurant un petit quart d’heure d’autonomie avant un total effondrement analeptique, Hubert différa le bonheur de se vautrer dans son lit pour s’offrir le menu plaisir de taquiner son collègue et ami qu’il savait astreint au service de nuit.
Éloi Triquet, avachi dans un fauteuil, pieds sur une paillasse et tête à la renverse, se fondait dans l’impétueux maelström d’une console holographique, absolument captivé par sa mission ainsi que le signifiaient ses yeux clos et son ronflement vigoureux. La vingtaine finissante et petitement pansue, une figure pâle aux joues hirsutes de noceur montée sur un long cou maigre, les bras croisés sur une poitrine creuse d’allergique à l’effort physique, Éloi Triquet matérialisait le modèle abouti du scientifique détendu qu’abhorraient les fonctionnaires en vareuse ; le contraire en somme d’Hubert, plutôt athlétique, qui aimait à soigner son apparence. Cela n’empêchait pas les militaires du bord, spécialement les gradés, de partager une égale détestation à l’égard des deux hommes.
Hubert s’avança à pas feutrés. Quand sa bouche frôla l’oreille de l’endormi, il hurla :
— Alors, ça bosse, feignasse ?
Éloi sursauta. Ses pieds renversèrent une canette dont le liquide non identifiable, mais puissamment bicarbonaté, s’épandit en ondes champenoises sur le carrelage.
Il s’apprêtait à exécuter un impeccable garde-à-vous quand il reconnut son ami.
— Bon sang, Hubert, t’es con, tu m’as foutu les foies ! J’ai cru que c’était le sous-centenier Fardot.
— Tiens donc ? Une raison à cette inquiétude ?
Éloi chercha de quoi éponger les dégâts mais, ne trouvant rien, abandonna l’idée.
— Ouais, cet enfoiré traque le moindre prétexte pour me coller au mitard.
Hubert posa une demi-fesse sur le plateau d’un captateur de flux dont la trépidation généra aussitôt un chatouillement déplacé, pas foncièrement désagréable. Les équipements et matériels du laboratoire étaient rangés selon un agencement très personnel qui profitait au seul Éloi Triquet, agencement que tout autre eut été incapable de démêler.
Avec d’infinies précautions, il éloigna de son postérieur une micropile à combustible décapsulée : en plus d’être d'un naturel désordonné, la sécurité ne figurait pas dans les préoccupations premières de son collègue.
— Et pourquoi ferait-il le méchant ce brave sous-centenier ?
— Pour rien, c’est un débile, répondit Éloi.
— J’en conviens, mais tu ne lui aurais pas encore fait une mauvaise blague ?
Éloi Triquet hésita, mais Hubert était un vieux camarade, un véritable ami même, qu’il fréquentait depuis leur jeunesse en cuve d’apprentissage, aussi il avoua, non sans un brouillon de gêne.
— J’ai chié dans son frigo.
Le temps fut comme suspendu, moment qu’Hubert s'employât à assimiler l’information.
— Tu as quoi ?
— Il faut que je répète ?
— Mais t’es malade !
— Ce type est un emmerdeur de première, je le dis depuis qu’on a embarqué !
— C’est une raison, ça ?
— Je trouve, ouais !
— Ça ne serait pas un peu gamin comme comportement ?
Éloi répondit sans la moindre hésitation.
— Non, je l'ai adapté au personnage.
— C’est n’importe quoi, soupira Hubert. Et tu crois qu’il te suspecte ?
— Je sais pas trop, j’ai un petit doute. Il m’a croisé avec un pack de potion dans les bras, la même marque que les siennes, celles renforcées au CX2 avec supplément vitaminé et eau de joie.
— Ça ne fait pas de toi un coupable.
— Si. Elles étaient dans son frigo. Enfin, avant que…
— Tu exagères, dit Hubert en inspectant la pièce. Dis-moi, t’as rien à siroter, j’ai la bouche sèche ? Un truc sans alcool de préférence.
— Sans alcool ? Eh ! tu te crois où ? C’est plein d’étudiants ici !
— Un truc léger alors, parce que j’ai eu ma dose.
— Dans le bas de l’armoire à produits, il doit justement rester une ou deux de ces potions que j’ai taxées à l’autre abruti. Mais fais gaffe, te goure pas ! Pour pas me faire piquer, j’ai transvasé les contenus dans des erlenmeyers, ceux de droite, sans étiquette…
— Tu vis dangereusement.
La perspective de savourer par inadvertance une boisson contaminée par un quelconque résidu mutagène de laboratoire, voire d’avaler une goulée d’acide perchlorique, étancha la soif d’Hubert. Il appréciait Éloi, sa bonhomie et ses coups de gueule, mais craignait ses maladresses : un bon ami et un collègue agréable dont les sempiternels tracas le divertissaient tout à fait… quand il ne lui causait pas d’ennuis.
— C’est toujours à cause de Fardot, poursuivit Éloi. Ce type s’est mis en tête de faire régner l’ordre sur ce navire. Il est con ou quoi ? il n’y a pratiquement que des universitaires à bord ! Comment il compte s’y prendre ?
— Il est un peu vieux jeu. Tu ne connais pas la meilleure ? Il prétend interdire aux civils les boissons alcoolisées en dehors de la cafétéria.
— Quoi ?
— Il justifie la mesure en affirmant que seuls les militaires tiennent l’alcool, qu’ils sont suffisamment raisonnables et entraînés.
Éloi haussa les épaules.
— Entraînés à picoler ? Le prétentieux ! Il sait pas à qui il a affaire. On a tous des années de fac et des dizaines de soirées étudiantes derrière nous.
— En attendant, je connais ce genre de bonhomme, s’il t’a dans le nez, tu ferais bien de te méfier.
Éloi balaya l’avertissement d’un geste.
— Bah ! Je suis de la vieille école, mon pote. J’ai pas mal de manifs à mon actif. À huit ans je jouais déjà des lacrymogènes avec mes parents pendant les rentrées universitaires. Dans ma famille, avant vingt piges, on est tous anarchosyndicalistes ! C’est le passage obligé, une tradition autant que la fabrication des cocktails Molotov. Ma soutenance de doctorat, je l’ai préparée chez les flics, en cellule, en compagnie des putes, des dealers et des poivrots ! Après, avec l’âge, c’est sûr, on se calme nettement, on s’installe, on devient sérieux, on boursicote.
— La routine, quoi.
— Ma mère dit toujours qu'un jeune doit se rebeller un minimum, mais une fois adulte, s'il s’embourgeoise pas, c’est qu'il est con. Alors ce vilain moisi, tu penses s’il m’impressionne !
— Attention quand même, Philistin Fardot est aussi de la vieille école, celle d’en face, des bidasses. C’est un nerveux. Il a commencé sa carrière dans les armées du Métarque… Dino-Infanterie, tout le toutim, le genre chicanier portant polycanon d’assaut et missilier thermodisruptif en bandoulière. À la chute du Septentrion , avant d’échouer sur ce rafiot, il s’est engagé dans les Cosmo-Gardes de l’Entente Solaire. C’est pas vraiment un rigolo. Je dirais même qu’il est un tantinet facho.
— Si tu t’en aperçois que maintenant, fais vite soigner ta vue. De toute façon, l’avertissement vient trop tard. Depuis quinze jours, je le prends pour un abruti sans le lui cacher et même en le lui disant ouvertement. Ce crétin s’imagine investi d’une mission prophylactique : ma rédemption par la discipline ! Ce con prétend me mater.
— Tu exagères.
— Pas du tout. Tiens, un exemple : j’ai vu ce malfaisant décortiquer le règlement intérieur pour me jeter à la face que les toilettes du pont A sont réservées au personnel médical et aux patients de l’infirmerie. Juste pour la satisfaction de me regarder faire sous moi. Tu te rappelles ces amibes attrapées sur Boucaro pendant la baignade avec les filles ?
Hubert soupira après ce désagréable souvenir qui avait clos une journée absolument pénible.
— Le toubib nous avait prévenus : ces bestioles profitent de tous les orifices… On a été bien punis.
— Et ben l’autre cochon m’a intercepté pour me faire la morale alors que paniqué je courais aux waters ! Un quart d’heure ça a duré ! L’enfoiré m’a regardé me vider avec un sourire goguenard. Un sadique ! J’ai dû passer la serpillière sur vingt mètres de couloir avec juste une serviette autour des reins ! Le fumier ! il avait même interdit aux mécanons de l’entretien de m’aider à nettoyer.
— D’où le frigo.
— Avoue que mes représailles ne sont pas exagérées ! Dis, c’est pas un mec authentiquement vicieux, ça ? Il se croit à bord d’un bâtiment de guerre, le tirailleur ! Il devrait descendre de son mirador et se rappeler qu’il est aujourd’hui sur un navire astrographique civil. Ses gesticulations pourrissent l’ambiance à bord.
— Il faut le comprendre. J’ai jeté un œil à son dossier sur le réseau. Il n’a pas digéré cette affectation. Sa hiérarchie la justifie en évoquant un petit malentendu pendant une manœuvre à la tête de son ancienne unité, malentendu qui s’est soldé par l’assaut improvisé et la destruction non programmée d’un village de vacances pour employés du ministère des Contributions Populaires.
— Ah merde !
— Voilà. Ça explique sa présence sur ce navire, comme chef de la sécurité.
Éloi exhiba une moue révélatrice quant à l’estime qu’il portait à ce personnage passé de l’armée régulière à X-Cogne, société militaire privée.
— Je pige maintenant ce qu’il fiche ici à nous chaperonner. Belle évolution de carrière, de troufion il est devenu mercenaire.
Hubert acquiesça :
— Ses supérieurs lui ont fait comprendre qu’il devait chercher du boulot dans le civil, et les boîtes comme X-Cogne aiment les caractères trempés. Après son fait d’armes, la promiscuité de scientifiques, d’universitaires et d’étudiants qui le prennent de haut, certains aussi bien rasés que toi, doit lui peser. Pour un ex-commando, intégrer les milices privées c’est déroger. Alors monsieur est aigri.
— Je connais ces phénomènes, grimaça Éloi, de vieux copeaux de l’ancien régime allergiques à la démocratie.
— Une bonne raison pour t’en méfier.
— Et toi, qu’est-ce que tu fous encore debout ? Il est presque une heure du matin.
— Les gars du labo de Xénobiologie Statistique m’ont invité à un petit arrosage. Comme la présente étape de Tharpus est une escale technique qui n’entre pas dans le programme d’étude planétaire, ils en ont profité pour sortir quelques flacons et s’abreuver en douce.
— Sympa, grommela Éloi, moi on m’a pas invité.
— Ça t’étonne ?
— Ben, un peu quand même. J’y connais du monde.
— Justement. Je te rappelle que tu as sauté Rosalie, la petite amie de Cyrus, le chef de labo. À mon avis, ça a dû jouer.
Éloi avait occulté l’incident.
— Putain, c’est vrai, j’avais oublié !
— Pas lui. Il nous a bassinés toute la soirée avec sa mésaventure. Je peux te dire que lui aussi t’a dans le pif.
— M’en fous, c’est un con, comme Fardot. Mais ça me fait penser qu’il faut que j’invite Rosalie à dîner, fit Éloi songeur, histoire de la remercier des bontés qu’elle a eues pour moi. C’est des choses qui se font quand on n’est pas un goujat.
— Ton romantisme est à pleurer. Bref, je me suis barré parce que Cyrus me cassait les oreilles et que ça n’en finissait pas de picoler. Je les ai laissés terminer les bouteilles avant de me répandre moi-même sous une paillasse. Je rentrais me pieuter quand j’ai vu la lumière dans ton labo.
— Et t’es venu me prendre la tête.
— Voilà, mais juste deux minutes, avant de me coucher. Et toi, tu t’en sors ?
— C’est mon tour de corvée, mais je m’occupe. Ça me change aussi les idées… Tu sais que je me suis engueulé avec Josette.
— D’où la petite Rosalie.
— T'as tout pigé.
Hubert fit remarquer à son ami que ce n’était jamais que la septième fois depuis le départ qu’il se disputait avec Josette, sa présente compagne, qu’il trompait éhontément, mais qui le lui rendait avec ardeur. Le dernier clash avait justifié l’intervention de la sécurité pour séparer les amoureux et épargner le mobilier.
Éloi crut devoir préciser :
— C’est pas simple avec Josette. Et puis j’ai l’impression qu’elle a mal pris mon histoire avec Rosalie. D’habitude, elle fait pas autant de foin.
— Je comprends, vous partagez le même caractère. Vous êtes inséparables, mais aussi volages l’un que l’autre. Il n’y a pas une semaine sans que vous vous envoyiez en l’air chacun de votre côté. Je suppose que tu lui as encore balancé des méchancetés et qu’elle est partie en larmes ?
— Tu rigoles ? Cette fois, elle m’a collé une tarte et elle est allée se pieuter avec Balthazar Floquet, rien que pour m’emmerder.
— Floquet ? L’escogriffe du département réseau ? Le type qu’on voit à travers ? Il ne ressemble à rien !
— Elle était très fâchée.
.../...

En exclusivité, la carte originale de THARPUS !
[Quadrant Granula / Octant de La Herse / Secteur de La Bourriche/Système de Bêta Tarpeia]